domingo, 26 de enero de 2014

L'araignée



L’araignée.




                                  Isabelle Toussaint





“Vos enfants ne sont pas vos enfants. Ils sont fils et filles du désir de vie en lui-même. Ils viennent par vous et non de vous et bien qu’ils soient avec vous, ce n’est pas à vous qu’ils appartiennent . »
                                                          Khalil Gibran, Le Prophète.












Je suis une mère comme les autres, je ne veux que le bien de mes enfants. S’ils sont incompétents, je leur signale. Mieux, je pense même être meilleure mère que beaucoup d’autres de ma connaissance car je les ai toujours laissé faire ce qu’ils croyaient bon même si, en mon for intérieur, je pensais souvent qu’ils étaient ridicules ou stupides. Ce n’était pas à moi de leur dire…
Ils auraient dû suivre mon exemple, exactement, ils ne seraient pas malheureux aujourd’hui, c’est sûr. Le comble, c’est qu’ils m’en veulent d’être des ratés, comme si j’avais une quelconque responsabilité dans le fait qu’ils n’aiment ni la stabilité, ni le travail. Lorsque mon fils aîné a voulu étudier la philosophie (c’est une option universitaire ça ? Où va-t-on ?), je lui ai clairement fait savoir que mon aide financière serait joyeusement apportée à des études qui servent déjà quelque chose, l’économie par exemple. Il est bien plus utile de savoir gérer son argent que de se masturber intellectuellement avec des inquiétudes pseudos-spirituelles de non moins pseudos-intellos de la gauche bien pensante qui critiquent tout et crachent sur le gouvernement… mais qui demandent l’aide financière de maman ! Il faut tout de même que quelqu’un le dise. Les paresseux auraient-ils droit au chapitre ? En tout cas, pas sous mon toit, j’ai des principes, moi, et je reste cohérente.
Vous croyez que j’ai besoin d’eux, ces espèces d’inutiles qui ne pensent qu’à assister à des manifestations anti-bellicistes ? J’adore la solitude (vous savez ce qu’on dit : « mieux vaut être seule… »), je fais les choses à ma manière, sans me préoccuper de rien ni personne : avec moi, pas de désordre, ni d’argent gaspillé en souper entre amis (je n’ai pas d’amis, ça coûte trop cher), ni saleté ni mauvaises surprises. Je suis maîtresse totale de ma vie et j’en suis fière. Je ne dépends de personne et surtout pas de ma progéniture.
Trois enfants et pourquoi ? Leurs discours m’énervent, leur sentimentalisme me gène (ils donneraient leur vie pour leurs caniches quand moi, je les ferais volontiers rôtir au four, ça épargnerait un dîner), leur façon d’éduquer leurs morveux est stupide (d’ailleurs, pourquoi en ont-ils eu ? A-t-on besoin d’être parents pour valoir quelque chose ?). Cela n’augure rien de bon et je ne peux pas, non seulement imaginer ces trois ineptes et leur couple (ça en fait donc 6 !) dans leurs rôles de pères; ni même imaginer un avenir satisfaisant pour ces marmots qui, lorsqu’ils viennent à la maison, touchent compulsivement mes bibelots, comme si on ne leur avait pas enseigné le respect des choses, et ne finissent pas leur assiette. Pour ce qui est du dernier exemple, j’ajoute que je ne prends même plus la peine de leur rappeler que, pendant la guerre, manger était un luxe.
D’ailleurs, et je le dis en sachant que je vais en choquer plus d’un (mais, quoi, il faut bien que quelqu’un dise la vérité) : la maternité n’est pas si géniale qu’on le prétend. Souffrances pour attendre, souffrances pour expulser et, enfin, une bonne dose de fierté et de satisfaction (soyons honnêtes) quand ils sont la, poupons incapables de vivre seuls et si influençables. Mais ces impressions sont traîtresses : très vite, ils vous déçoivent, prennent des initiatives que vous réprouvez. Si vous ouvrez la bouche, vous passez illico pour une mère abusive. Sourions donc pour que tous croient que la maternité est l’expérience est la plus épanouissante du monde.
Je me suis toujours reprochée de ne pas les avoir suffisamment endurcis face à la vie, j’ai été faible, autant pour moi. A ma décharge, je plaide que nous croyons toujours que nos enfants vont réaliser ce que nous n’avons pas pu faire, qu’ils nous ressembleront, partageront nos idées politiques, nous goûts musicaux ou vestimentaires, qu’ils seront un prolongement de nous-mêmes, notre chair, notre sang. Apres tout, ne viennent-ils pas de moi ? A quoi servent les théories sur la génétique si c’est pour avoir à éduquer et alimenter des intrus, des êtres avec qui j’ai si peu en commun ? C’est à se demander à quoi il faut croire quand des hordes d’imbéciles vous disent à la télé que l’éducation est indispensable et construit la personnalité… à d’autres !
Les miens n’ont rien retenu des leçons que je leur ai inculquées. Si l’éducation servait à quelque chose, ça se saurait… Les enfants suivraient alors les traces de leurs parents et puis basta. Les miens seraient devenus comme moi (car leur pauvre père n’a en rien contribué à faire régner ordre et discipline à la maison). A l’époque de cette grande déception, je me suis donc tournée vers l’opinion opposée, celle qui prétend que les gènes sont fondamentaux, espérant ainsi que l’appel du sang les ferait modifier, un jour ou l’autre, leurs postures. Pensez-vous. Vaste blague…
Non pas que je leur demandais de me ressembler à 100% (ils ont un père tout de même, aussi faible soit-il) mais, quand même, c’est terrifiant de constater le peu d’influence que j’ai eu sur eux après avoir autant lutté pour ces ingrats. Mon courage, mon dynamisme et ma fermeté n’ont servi à rien. Je ne suis pas un modèle pour eux et cela m’attriste. Car qui, à part une mère, peut être encore un point de référence ?  Leur père a toujours été un paresseux qui préférait bricoler plutôt que de les faire obéir; leurs amis sont médiocres et ne pensent qu’à les entraîner dans de grandes illusions, des voyages, des idéaux.  A quoi bon rêver ? Il vaut bien mieux travailler, bon sang. Le concret, le palpable, le long terme…
Passe encore que leurs vêtements soient mal repassés (bien qu’à moi, ça n’arrive jamais) mais faire des enfants dans leur situation alors qu’ils n’ont même pas un salaire qui me prouverait qu’ils valent quelque chose. C’est impensable. Depuis le début, j’ai désapprouvé ces grossesses. Tacitement, bien entendu, je suis une mère discrète et, si je parle peu, je pense beaucoup. Ma bru a osé me dire que ce manque d’ intérêt était une forme de jalousie. Et puis quoi encore ? Qu’ai-je besoin de connaître le prénom dont ils vont affubler leur braillard ? Quant à son sexe, il finira toujours bien par se voir, ce ne sera pas un hermaphrodite, je suppose. Si je signale ce commentaire digne de la psychologie de cuisine qu’admire tant ma fille, c’est que je ne voudrais pas passer pour quelqu’un de mauvaise foi, ça non. Cependant, ma fille analyse tout et me traite comme si j’étais un cas pathologique. Si je ne savais pas que la malade, c’est elle, toujours en déprime et sans énergie, je me poserais des questions sur moi-même. A l’entendre, je suis un monstre…
Malheureusement, elle exerce de l’influence sur sa belle-sœur (d’où le commentaire) qui préfère écouter ces discours plutôt que d’apprendre à cuisiner comme je le lui ai mille fois recommandé.
Il leur arrive de parler de leur grand-mère paternelle qui a fini sa vie dans un hospice pour vieillards. On dirait qu’ils me visent sciemment pour que je les débarrasse du poids que je représenterais si je vieillissais mal. Ça les rassurerait si je leur disais que leur devoir ne réside pas dans le fait de me prendre chez eux si j’en avais besoin. Heureusement que je suis autonome et que ne veux donner de soucis à personne, surtout pas à ma progéniture qui me répète bien assez qu’elle a ses propres problèmes et « sa vie », comme on dit aujourd’hui. C’est bien la jeunesse actuelle, ça : on les nourrit, on les supporte et basta, relation unilatérale, on ne vous rend pas la pareille, c’est sur, excepté pour critiquer. Ils verront comme ils le regretteront quand leurs propres (façon de parler) enfants les laisseront tomber. Ma fille, à qui j’ai fait la réflexion un jour, fatiguée de voir combien elle admire ses enfants, m’a rétorqué qu’on ne fait pas (je cite) « les enfants pour soi mais pour eux-mêmes ». Elle a même cité ce libanais homosexuel qui n’a jamais été père (ça se voit) : « Vos enfants ne sont pas vos enfants, ils viennent par vous et non de vous » et j’en passe et des meilleures… On voit qu’entre deux dépressions, elle se consacre aussi bien à la psychologie qu’à la littérature grâce aux allocations qu’elle touche pour ses mouflons.
Je suis dans le salon, je les attends, tout est prêt (je sais recevoir, moi), je les accueillerai sans rancune après tout ce temps sans les voir bien que ma fille m’ait insultée la dernière fois en me traitant (je cite encore, quelle famille de poète, décidément) d ‘ »araignée malveillante qui tisse sa toile autour d’une famille soumise à ses humeurs ». Vous cernez son état mental, moi, je préfère ne pas en rajouter.
Une araignée… après tout, l’araignée est plus noble que la mouche puisqu’elle l’attrape, au moins. Ma culture m’a fait vérifier et je vois que certaines araignées femelles se font manger par leurs propres filles si elles ne font pas preuve de vigilance.
Je les attends de pied ferme, je ne me résignerai pas et leur dirai ma façon de penser sur le prochain mariage de mon fils cadet (aussi voué à l’échec que celui de ses aînés, question de temps), la grossesse de ma bru au chômage et les déprimes chroniques de ma fille qui ferait bien de retrousser se manches au lieu de me responsabiliser de son malheur.
Ils arrivent, je ne me laisserai pas insulter. Cette fois, ils verront à qui ils ont affaire. Grâce à eux, j’ai appris que dans la vie, être bon n’apporte rien. Si eux n’ont jamais écouté mes leçons, j’écoute les leurs, moi.

Liege -Tarragona, 2001.